
Début du roman :
…On claqua des mains : le rideau tombait, prenant des temps, comme si, lui aussi, il eût été sociétaire. Et l’orchestre se rua à la queue leu leu des couloirs. Seuls, des vieux à calottes demeuraient, des étrangers, en costumes de voyage, qui, debout, le nez en l’air, lorgnaient les allégories peintes du plafond. Les beaux, les belles au théâtre dormant, se secouaient, cherchaient leur monde, puis, après un petit signe aux intimes, une œillade à l’unique loge vide aux premières, presque vis-à-vis l’avant-scène d’Andilly, se remettaient à caqueter, même à coqueter quelquefois.
Aux passages du balcon, pris d’assaut, les jumelles braquées tiraient à feux plongeants dans les baignoires : des portes battaient dans le pronenoir, plein d’allées, de venues, d’hommes en fracs, les mains aux poches, les coudes en dehors comme des anses. Et, parmi la bourdonnante symphonie des parlottes, le cri des marchands de programmes détonnait.
L’air sévère, l’huissier du foyer des artistes venait de se rasseoir, après une courbette, lorsque quelqu’un, qui s’approchait, le jeta debout, très humble, l’échine ployée, et un petit jeune homme, blond fade, prétentieusement étriqué dans sa mise, la moustache poisseuse troussée brin par brin à l’antique, demanda de son peu de voix :
– Le duc est là ?
– Monsieur le général Jarry, duc de Varèse ? fit l’huissier, détachant ses mots. Non, monsieur le vicomte.
– Ah ! monsieur de Ronserolles, vous allez pouvoir me dire…
Le blondin se retourna :
– Tiens ! cher, bonsoir ! – Puis, ayant chaussé son binocle : « Pardon, ah ! pardon, amiral, je vous prenais pour… »
Et il aventura sa main nue comme à regret entre les larges doigts spatulés d’un grand homme solennel et grisonnant, sans moustache, les favoris en brosse, une rosette rouge au revers de l’habit.
– Madame de Quéroignes va bien ? ajouta le vicomte.
– Mais oui, merci !… C’est-à-dire non : toujours bien souffrante, vous savez ? Cette année, on l’a envoyée à Cannes… C’est pénible… très pénible… Je ne puis pas l’accompagner, moi, avec mes travaux, mon Institut. Et ce cher duc ?… Avez-vous des nouvelles ?
– Des nouvelles ?… Mais, j’allais vous en demander, des nouvelles. Hein ? quel potin ! Vous avez lu, ce matin, dans Le Moustique ? « La main droite et la main gauche d’un de nos plus jeunes et plus brillants stratèges (stratêgos)… etc., etc. » – C’est limpide ?
– Mais oui, il paraîtrait que… quoique… cependant… Et qui est-ce, la… « main gauche » ?
– Comment ! Qui est-ce ?… Vous voulez me faire poser !… Non ?… Votre parole ?… C’est beau, l’innocence !… Hé ! Tout Paris connaît la baronne Simier, amiral !
– En vérité ?… Madame la baronne Simier ? Celle… qui s’occupe de bonnes œuvres ? Une blonde… superbe, n’est-il pas vrai, que j’ai eu l’honneur de rencontrer chez madame la duchesse de Varèse… son amie… je crois ?
– Amie de pension, parfaitement… à tu, à toi ! Et il faut que la duchesse soit myope comme… elle est… pour n’avoir rien vu… C’est le secret de polichinelle.
– Ah ! bah ! vraiment ? de… polichinelle ?… Mais cette scène, dont parle le journal, ces… ?
– Ces calottes de main droite à main gauche ?… Dame ! Je… ne les ai pas reçues.
– J’ai peine à admettre, pour ma part, qu’une personne aussi comme il faut que la duchesse ait pu se laisser emporter à… de pareilles extrémités. Alors ce serait à la suite de ce… drame domestique, que la duchesse aurait déposé une demande en séparation ?
– D’après Le Moustique, oui !…
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Biographie de l’auteur :
Octave Mirbeau, né le 16 février 1848 à Trévières dans le Calvados, en France, et décédé le 16 février 1917 à Paris, était un écrivain, critique d’art et journaliste français. Il était reconnu pour ses œuvres littéraires engagées, ses positions radicales, sa critique sociale et politique ainsi que pour son style d’écriture incisif.
Jeune, Mirbeau fréquenta le lycée de Vannes, puis déménagea à Paris pour étudier le droit. Cependant, sa passion pour la littérature l’orienta vers une carrière d’écrivain et de journaliste. Il débuta comme journaliste et devint célèbre en tant que critique d’art, collaborant avec plusieurs journaux et revues littéraires.
En tant qu’écrivain, il aborda divers genres littéraires tels que le roman, la nouvelle, le théâtre et l’essai. Parmi ses œuvres les plus connues figurent le roman naturaliste « Le Calvaire » (1886), l’œuvre sociale « Sébastien Roch » (1890), ainsi que « Le Jardin des supplices » (1899) qui fit scandale à sa sortie pour son contenu jugé provocateur et immoral.
Mirbeau était un critique virulent de la société bourgeoise de son époque, dénonçant la corruption, l’hypocrisie et les injustices sociales. Il fut également un défenseur de causes humanitaires et un pourfendeur de la peine de mort, de l’antisémitisme et de l’injustice politique.
En parallèle de son œuvre littéraire, Octave Mirbeau s’engagea activement dans la défense de l’art moderne, soutenant des peintres comme Claude Monet et Auguste Rodin.
Sa plume acérée et sa capacité à décortiquer les hypocrisies de la société en firent un écrivain controversé et provocateur, mais aussi un visionnaire qui anticipait de nombreux débats sociétaux et culturels contemporains.
Octave Mirbeau décéda le 16 février 1917 à Paris. Son œuvre littéraire, bien que parfois controversée à son époque, est aujourd’hui reconnue comme étant à la fois audacieuse et visionnaire, et continue d’être étudiée et appréciée pour son engagement social, sa critique acerbe et son style littéraire novateur.
Serge

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